Chapitre 1 "Zoulika: Premier amour, premier lien..."
- emelinemillecam
- 9 nov. 2020
- 6 min de lecture
1er Juillet 2008, la galère à trouver quand même et une heure de route pour s’y rendre c’’est pas rien. Au début, on trouve le temps long, cette route de campagne. Aujourd’hui, c’est ma soupape. Elle est essentielle et m’aide à m’aérer, et retrouver un équilibre entre la vie pro et perso. Même si la limite entre les deux n’est qu’un leurre dans le monde du social.
Mon premier jour, je suis accueillie par le directeur. Un homme charismatique et débordé, mais j’sens la passion qui le traverse. « Vous allez m’accompagner pour récupérer une jeune fille au tribunal d’Amiens. Elle sera placée chez nous pour 6 mois. en espérant qu’elle ne fugue as à la sortie du Tribunal… ».
Il me tend un dossier : Demande admission pour Zoulika , contrôle judiciaire pour des faits de violences en réunion ayant engendré plus de 7 jours d’ITT sur la victime, vols avec violence à plusieurs reprises … Je vous passe les détails du reste du dossier mais c’est du lourd.
J’ai hâte d’arriver au tribunal pour rencontrer cette jeune fille. Selon les anciens foyers où elle est passée, c’est une terreur. Elle a voyagé bien plus que moi … mais pas dans le bon sens. Il va falloir jouer l’authenticité avec elle, au vu de son parcours institutionnel elle connait bien mieux le social que moi. Le premier contact c’est une sacrée prise de risque. Soit ça passe, j’la rassure et elle rentre avec nous. Soit elle ne me sent pas et il y a un grand risque de fugue.
Pendant le voyage aller, le directeur ne s’était pas gêné pour me mettre la pression. Arrivés au tribunal, au 2ème étage, je suis les pas du directeur qui se rend dans une salle d’attente. Entourés de portes nommées « Juge X… Juge Y…. ». Ça doit être bien stressant pour ces jeunes qui attendent dans les couloirs leur jugement. En y entrant, à ma gauche, je crois le regard d’une jeune fille maghrébine, l’œil sombre, la tête à moitié baissée, les jambes allongées. La dégaine des jeunes de quartier. A contrario, elle était habillée comme une femme, avec une petite veste noire et un pantacourt. Elle était féminine mais vraiment sombre. Biensûr, j’me doutais bien que c’était elle Zoulika. D’autant plus qu’elle nous regarde du coin de l’œil et ne se lève pas pour nous saluer. Forcément, il faut se mettre à sa place, elle risque l’incarcération ou le placement en Centre Educatif Fermé. Ça dépendra de la décision du Magistrat et de l’argumentaire de son avocat. Au CEF, il y a aussi pas mal de contraintes ; pas de téléphone, cinq cigarettes par jour, activités obligatoires de 9h à 17h, nettoyage des locaux, vaisselle… Pas de retour en famille les premiers mois et j’en passe… Elle va passer d’un extrême à un autre, d’une liberté totale et dangereuse à une vie sous contrainte et hypercalibrée. Elle connaît par cœur les institutions. J’imagine qu’elle doit être saoulée de tout ça et en même temps malheureuse.
Elle est accompagnée par son éducatrice de milieu ouvert mais ses parents ne sont pas là. C’est violent je trouve… Vous pouvez penser aussi que des gamins de 5 ans en placés en maison d’enfants ça fait mal au cœur aussi. C’est certain ! Mais à cet instant, je ressens ce trou, cet entre-deux dans laquelle ces mineurs coupables de délits, jugés et placés sans contraintes, en même temps, sont victimes dans leur période d’enfance. C’est impensable d’être les deux. Alors où sont-ils réellement ces jeunes ? C’est pour ça qu’on les appelle les « incasables ». En tout cas, à cet instant, j’sens bien qu’elle est ailleurs et qu’elle se protège de ce stress qu’elle vit du haut de ses 16 ans.
Arrive son tour d’être audiencée par le juge. Ça a été rapide, cinq minutes, montre en main. La greffière a rédigé l’Ordonnance de Placement Provisoire au CEF et Zoulika repartait avec nous pour 6 mois, tout au moins en théorie. Mon directeur récupère son petit dossier qui lui permettra d’accueillir Zoulika dans la structure. Elle se teint, debout, tenant son sac à main remplis de fringues et de maquillage. « Zoulika, on y va ? », le directeur s’avance vers elle sans jamais la toucher. J’ai compris ça bien plus tard. L’affect chez Zoulika, c’est quelque chose de méconnu, oui pour le moins, dangereux. Sa réaction aurait pu être violente, comme si elle avait ressenti une brulure. Silencieuse, elle le suit. Je reste derrière elle comme si je devais l’empêcher de vouloir fuir. Mais avec du recul, on n’est pas des matons ! Elle aurait pu fuguer, on n’aurait pas couru derrière elle. Tout est là, la difficulté mais aussi l’intérêt pour ces jeunes. Ils sont déjà assez matures pour décider de leur sort mais aussi encore jeune avec un besoin d’éducation sous contrainte. C’est une sacrée complexité, mais c’est le prix à payer pour qu’ils soient considéré comme des personnes qui désirent et qui souffrent.
Elle est entrée dans la voiture de service. Je me retrouve assise à côté d’elle, à l’arrière de la voiture. La première heure de route, je ne vois pas son visage. Ses yeux rivés par la fenêtre, elle me fait comprendre de la laisser tranquille. Je sens que la prise de contact ne va pas être simple. J’suis censée lui décrire le déroulé d’une journée type au CEF, mais aussi de lui lire le règlement intérieur de la structure, et enfin la charte des droits et des libertés. Bref, tout un tas de paperasse qui n’aide pas au premier abord. Par quoi commencer ? Vu son histoire, je ne vais pas lui parler de sa famille de suite. Et j’me vois pas lui lire ses droits et devoirs non plus. Va donc falloir trouver les bons mots, la bonne posture au bon moment sans pour autant passer pour une relou. J’pense à discussions habituelles entre filles. De quoi parle-t-on ? Fringues, mode, mecs… Allez je tente ! « Zoulika, t’as pas mal de vêtements on dirait ? » elle se retourne et scrute ma tenue vestimentaire. « Ouais ça va tranquille ». J’lui rétorque qu’au CEF, on peut bénéficier d’une vêture tous les mois. « Il me manque des soutien-gorge », me dit-elle. « Bah écoute, Nikel, on verra en arrivant pour aller en acheter ensemble si tu veux. Ok cool ! »
VOILA ! Le lien est établi. Il ne restait plus qu’à la renforcer. C’est ce qui a été le plus difficile : gagner sa confiance, son respect et enfin sa reconnaissance. Il m’a fallu 6 mois pour y arriver. Quotidiennement, c’est intense. Il faut prendre conscience que chaque jour, chaque situation, peut détruire ce lien qui a été difficile à construire et si facile à détruire. C’est leur fonctionnement… C’est usant d’être testé au quotidien par 12 jeunes qui en valent 10 chacun. Mais ce lien si difficile à créer, vaut pour moi, la meilleure des expériences humaines qui rappelle que tout est encore possible.
L’espoir est une caractéristique essentielle dans ce métier. J’ai souvent entendu que le placement CEF est une dernière chance avant la détention. Penser qu’à 14,15 ou 16 ans, on ne peut plus rien faire pour lui… c’est ça le combat des pros qui bossent au CEF ; démontrer qu’ils en valent encore la peine…
Cette gamine, Zoulika, a marqué le début de ma carrière de psy. Il a fallu de semaines pour pouvoir l’approcher, avoir simplement un bonjour le matin, s’assoir sur un banc et partager une cigarette. A l’époque, j’trouvais ce genre de lien difficile, usant et en même temps c’était un sacré challenge.
Jusqu’au jour où elle franchit la ligne, ce fameux pétage de plomb. Officiellement, on parle de passage à l’acte. Une terreur ! Zoulika casse tout sur son passage, chaises, tables, portes… Les éducateurs tentent de la raisonner mais elle ne les écoute pas. Elle menace de fuguer. Elle nous fait un bordel juste avant le repas du midi, la salle de restauration est sans dessus dessous, les nappes sont au sol piétinées, les verres et assiettes sont brisées, la vitre de la porte de secours est fissurée, et Zoulika qui continue d’hurler… Il a fallu l’approcher sans se prendre de coups ou d’insultes. Etre là sans l’oppresser. Trouver le juste milieu pour qu’elle s’apaise. « Tu veux sortir ? Viens je t’ouvre… » Mais d’abord tu vas me dire pourquoi tu veux partir. ». Accrochée à la grille de l’entrée, dos à moi. « Je ne peux pas rester ici, il faut que j’aille voir mers frères et sœurs ». En effet, la fratrie est placée en Aide Sociale à l’Enfance….
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